samedi 20 décembre 2014

Les KoiKoiKomKiKi des Capucins

À Bordeaux, un atelier de bande dessinée est à la pointe de la modernité participative : esprit collaboratif, openspace, mise en pratique des théories du Care, des Genres et de la Transdisciplinarité, brainstorming permanent, écologie morale, boissons et nourritures bios, engagement citoyen, respect de la différence… Un vrai condensé de la ville du futur.
Faut-il mutualiser ? in éclairs (éclairage numérique) par Christophe Dabitch

Disposer d’un atelier dans un quartier comme celui des Capucins, avec baies vitrées et porte ouverte aux passants, a comme conséquence première la visite régulière de sympathiques inconnus : « Vous réparez toujours les fauteuils ? Vous n'auriez pas vu ma cousine, elle habitait dans le quartier il y a vingt ans mais j’ai perdu son numéro ? Est-ce que mon garçon de trois ans pourrait venir le mercredi après-midi, il dessine bien je trouve ? Vous auriez une cigarette ? Je pourrais me reposer un peu ici ?... » Cela suppose également un accès direct à la vie agitée de la rue : disputes, cris, insultes, dialogues extra-terrestres, phrases délicates de la jeunesse captées à la volée, passages tsunamiesques du bus dans la rue de Labrède… Mais cette situation géographique a aussi ses avantages : cafés au coin de la rue, kebabs, nouilles chinoises, boulangerie, marché des Capucins, vie animée du quartier, voisins artisans, restaurants de toutes origines… En un mot, c’est le Bordeaux que les non-Bordelais n’imaginent jamais et qui fait même peur à certains Bordelais d’autres quartiers.
Depuis huit ans, l’atelier baptisée officiellement KoiKoiKomKiKi, avec sa façade endommagée classée au patrimoine mondial des années 60, est animé par un groupe d’auteurs (dessinateurs, coloristes, scénaristes, graphiste) qui se recompose régulièrement avec le départ de certains et l’arrivée d’autres, généralement plus jeunes, ce qui pose quelques questions à ceux qui font alors figure d’anciens. L’idée première fut de trouver un local, le moins cher possible et le plus grand possible dans une ville marquée par l’inflation immobilière et, à cette époque-là, par des ateliers d’artistes officiels (les lieux, pas les artistes) non accessibles aux auteurs de BD, art d’origine populaire plutôt méconnu par les édiles. Ce fut donc l’atelier d’un tapissier-décorateur partant à la retraite que les KoiKoiKomKiKi initiaux, avec l’aide amicale d’habiles mains extérieures et un peu d’argent municipal (quand même), retapèrent entièrement. Ils durent avant cela convaincre le propriétaire qu’écrire des livres avec des Mickeys (pour résumer) pouvait assurer des revenus réguliers tout en prolongeant, d’une certaine manière, l’esprit artisan de ce lieu de labeur (il faut être prêt à tout en situation de locataire potentiel). Puis ils signèrent un bail commercial privé qui, malgré ses augmentations annuelles (comme le souligne benoitement le propriétaire : « ce n’est pas moi, c’est la loi, si je pouvais, vous pensez bien… »), permet à chacun de ne régler qu’environ 80 euros par mois (loyers, électricité, eau, accès Internet…) pour disposer d’un espace réduit mais suffisant. Ils sont ainsi entre huit et douze auteurs en moyenne à occuper les lieux, avec une régularité et des horaires très variables. Sont passés ici Jean-Denis Pendanx, David Prudhomme, Laureline Mattiussi, l’auteur de ces lignes, et sont maintenant présents : Nicolas Dumontheuil, Jérôme D'aviau, Marion Duclos, Nicolas Witko, Laurent Labat, Jean-Louis Marco, Jérôme Alvarez, Denis Vierge, Elise Dupeyrat, Sylvain et Medhi, Florent Boneu, Lucie Braud.

Le ménage, un acte participatif
Il faut bien le dire, la gestion d’un lieu commun sans service de nettoyage nocturne pose des questions concrètes. Le participatif suppose toujours de savoir qui commence. Ainsi le ménage qui passe par différents stades selon les époques : listes mensuelles avec répartition des tâches ; indifférence totale ; prise en charge silencieuse et obsessionnelles par certains ; soudaines opérations collectives de purification … Ou bien les nourritures terrestres qui traînent et moisissent lentement au fin fond du frigo, choquant certains nez et point d’autres… Le satané néon ou cette poignée de rideau métallique qu’il faudra un jour changer par nous-mêmes puisque le propriétaire déclare imperturbablement : « ce n’est pas pour moi ça mais vous pensez bien que si je pouvais, ce serait avec plaisir… »… Sans oublier les lendemains de fête pour célébrer un album, un anniversaire, une naissance ou le temps qui passe, avec toutes les bouteilles de jus d’orange et de bissap - bios et issus du commerce équitable – entassées dans un coin.

Le point le plus remarquable de cet atelier est sans doute la diversité des styles et des univers imaginaires de ceux qui le composent. À bien y regarder, peu de points communs émergent entre ces différents mondes qui cohabitent amicalement. Pas d’esprit d’école ou de groupe post-adolescent, pas de soviet stylistique ou idéologique, pas d’homogénéité graphique ou narrative, et bien entendu pas d’esprit d’entreprise. Il s’agit d’un espace de travail commun où chacun vient chercher un temps de concentration tout en étant au sein d’un groupe informel (ce qui permet des discussions sur le caractère essentiel de l’art, la complexe relation avec les éditeurs, sur tout et rien…) et parfois une manière de se tenir chaud dans un métier qui se caractérise malgré tout par une pratique solitaire et marginale (s’il vous plait, je veux sortir de chez moi…). Les KoiKoiKomKiKi n’étant a priori ni en concurrence ni en compétition interne, ils regardent les travaux des uns et des autres avec une forme de bienveillance et de curiosité. Ils échangent sur leurs productions et c’est là que l’atelier prend tout son sens, via les commentaires, les conversations, les conseils, les demandes fébriles, les collaborations sur ce que l’on appelle dans le milieu culturel les « projets » et plus rarement les coréalisations pour finaliser une œuvre (le scénariste et dessinateur Denis Vierge avec le coloriste Jérôme Alvarez, l’auteur de ces lignes avec Nicolas Dumontheuil…). Étant entendu que les graphistes sont des personnes tout à fait à part, contrairement aux auteurs de bande dessinée, la présence d’un membre de cette caste dans les locaux aboutit à des discussions techniques relativement incompréhensibles mais fort intéressantes ou bien à des questions assez fatigantes pour le susdit graphiste (Laurent Labat) : « Tu pourrais faire un logo pour mon association ? J’ai demandé à une agence parisienne mais je trouve ça cher. T’en as pour cinq minutes avec Photocheap, non ? »

Marcel Proust, un élément fédérateur
Ceci n’étant pas un reportage à visée objective mais le condensé d’une vision de l’intérieur suite à quelques années partagées avec les KoiKoiKomKiKi, il me fallait tout de même interroger de façon lapidaire quelques un des membres actuels sur leur « ressenti ». Avec une question : « Que t’apporte l’atelier, en une phrase ? » Nicolas Dumontheuil : « Voir des copains, pas être isolé ». Marion Duclos : « Avoir un regard croisé sur mon travail avec les autres, et me socialiser ». Denis Vierge : « Je ne savais pas dessiner les chiens, j’y arrive maintenant grâce aux conseils des autres ». Laurent Labat : « Ne pas travailler chez moi seul et être dans un autre univers professionnel que le mien ». Elise Dupeyrat : « Me mettre dans un contexte avec d’autres qui pratiquent ce métier au quotidien, ne pas communiquer que par Internet. »

Pour conclure, la question essentielle reste : pour quelle raison ce nom étrange de KoiKoiKomKiKi ? La réponse est simple. C’est en lisant La Recherche du temps perdu, plus précisément Un Amour de Swann, que Nicolas Dumontheuil tomba avec délice sur un personnage tout à fait étonnant chez Marcel Proust. Les universitaires l’ignorent en général, d’autant plus qu’il semble être un surgissement prémonitoire de cette modernité chantée par Alain Finkielkraut. Il se nomme Averell. Dans le récit, pénétrant un bidonville mexicain dans la banlieue de Combray, ce personnage, qui ne maîtrise pas vraiment l’espagnol tout en étant tenaillé par une faim permanente, veut se renseigner concrètement dans l’idiome indigène mais il ne parvient qu’à prononcer des hachures syllabiques. Ainsi, au lieu de « Cuando se come, aqui ? » : « KoiKoiKomKiKi ? ». Longue vie à l’atelier des Capucins.

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