Sud ouest par Christian Seguin
Le grand mystère de la BD
David Prudhomme, dessinateur, auteur de bandes dessinées, scénariste
«J'ai passé mon adolescence seul à Châteauroux et j'ai le sentiment de ne m'être jamais ennuyé. Avant, j'avais vécu à Paris et à Saint-Laurent-du-Var, avec une allée qui allait à la mer. J'ai grandi dans une France du milieu, qui n'attendait rien, une zone vortex où personne ne s'arrête. Mon grand-oncle recopiait les couvertures de Blueberry. Ma nounou avait tous les Astérix. J'ai eu l'envie de dessiner vers 5 ou 6 ans. Elle ne m'a jamais quitté.
Très vite, j'ai eu aussi le goût de la BD et de l'histoire. J'ai compris que cela pouvait être un langage. C'est devenu une passion pure. À 14 ans, mes parents m'accompagnaient à Angoulême pour que je tente d'approcher les auteurs. Un concours de BD, à 15 ans, m'a offert un voyage en Norvège. Je me suis inscrit en pharmacie après mon bac C avec l'espoir de dessiner en secret dans l'arrière-boutique. J'ai donc raté mes études. Avant, finalement, de réussir le concours d'entrée à l'atelier BD de l'École des beaux-arts d'Angoulême.
J'ai découvert Bordeaux en 1994, au service militaire. Le décor m'a pris. Depuis, je le trouve d'une puissance folle. Il m'inspire. Une énergie rock traîne dans la ville. L'épaisseur des couches, la patine du temps, certaines ruelles du Moyen Âge, l'éclairage alternatif, le pavage… Je me rends compte que je respire au milieu des rues étroites, hautes et désertes. Pour chercher un peu d'horizon je vais à Bacalan, qui sent l'eau. Cette terre de friches m'apaise. La population ne s'y sent pas vraiment bordelaise. C'est l'endroit des possibles où l'on peut passer sa vie dans un bateau pendant vingt ans à espérer le large. Où que j'habite, rue de la Rousselle ou rue du Palais-Gallien, je marche pour sentir la ville.
Les bobos n'existent pas
Cette vieille pierre qui résonne de tous les siècles me touche. Je suis pénétré de son histoire. Chaque fois que je vais chercher le pain je ne peux pas m'empêcher de penser à Montaigne. J'ai fait figurer beaucoup de ces petites rues dans J'entr'oubliay, un livre sur François Villon. Les Capus, Saint-Pierre, Saint-Paul, Saint-Éloi, Saint-Michel, cette ambiance confère à l'environnement un caractère littéraire.
Il doit y avoir un instinct grégaire qui pousse les dessinateurs à se retrouver à Bordeaux pour se sentir solidaires. Nous étions trois ou quatre en 1994. Beaucoup quittaient Paris auparavant pour s'installer en Bretagne, entre Rennes et Nantes. Le regroupement bordelais reste une énigme. Nous serions environ 80 dessinateurs auteurs. D'autres vont arriver, dont les éditions Cornélius, dans deux ans. Il doit y avoir une attirance pour la densité historique, la lumière des quais, la facilité des mouvements de la vie quotidienne, un ensemble géographique et climatologique.
Il est vrai aussi que les loyers sont encore moins chers qu'à Paris, bientôt à deux heures. Il y a un bon compromis entre une capitale et une préfecture, entre le nord et le sud. Et les dessinateurs comptent de nombreux surfeurs. Est-ce le vin ?
On dit que les bobos prospèrent. Quèsaco un bobo ? L'idée serait qu'il existe une communauté aisée consommatrice de culture. Elle occuperait les terrasses, ou, de surcroît, elle boit du vin. Combien faut-il gagner par mois pour en être ? Comment désigner ceux qui n'en sont pas ? Les bobos sont-ils identifiés par leurs modes vestimentaires, leurs voitures, leurs meubles ? De quoi les bobos sont-ils coupables ? De travailler peu et de gagner beaucoup ?
En fait, pour avoir le titre, il suffit de s'asseoir prendre le soleil. Pourquoi faudrait-il opposer les indigènes, alors que nous avons la chance de voir la coquille s'ouvrir de l'intérieur ?
La nourriture culturelle
J'aimerais que Bordeaux, pour reprendre le slogan d'Angoulême, soit vraiment la ville qui "vit en images". C'est-à-dire utiliser, faire vivre, offrir sur les murs de Bordeaux, les images de cette communauté du dessin. Nous pouvons transcrire ce que l'on voit, partager, habiller ponctuellement des lieux. Je viens de faire, au centre d'art de la ferme du Buisson, à Marne-la-Vallée, un concert dessiné. Je devrais intervenir à Lascaux. Nous pouvons imaginer plein de choses avec le dessin. Il n'y a pas que le vin.
Les Parisiens considèrent que nous avons le temps de travailler ici. Moi je les envie pour l'offre culturelle, notamment dans les arts visuels. J'ai des manques. Pour mieux vivre, je crois plus aux propositions permanentes de petits événements qu'à la grand-messe qui avale le budget. La nourriture culturelle est vitale.
J'ai deux projets. Un scénario, entre fiction et reportage sur Châteauroux, et une BD, "Mort et vif", avec Jean-François Hautot. Le dessin n'est pas un métier de confort. S'il est moins marginal qu'il y a vingt ans, il faut néanmoins s'acharner et beaucoup produire pour gagner comme tout le monde. De ce point de vue, on comprend bien que je n'accède pas à la famille bobo. Tout porte à croire que je vais continuer de m'imprégner de Bordeaux. Bientôt d'ailleurs, j'habiterai rue Neuve, dans la maison qui fut celle de "la Boiteuse", la femme de Montesquieu. »
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